9

 

A 6 000 kilomètres de là, cinq heures plus tard suivant le décalage horaire, le représentant soviétique à l’Organisation mondiale de la santé travaillait encore à son bureau situé dans le bâtiment du Secrétariat des Nations Unies à New York. La pièce était très simplement meublée avec pour seule fantaisie une petite aquarelle d’amateur figurant une maison à la campagne.

La lumière rouge de sa ligne privée clignotait. L’homme contempla un long moment le téléphone avant de se décider à décrocher.

« Lugovoy à l’appareil, annonça-t-il.

— Qui ?

— Alexeï Lugovoy.

— Est-ce que Willie est là ? demanda une voix avec ce fort accent new-yorkais qui écorchait les oreilles du Russe.

— Il n’y a pas de Willie ici, répondit-il avec brusquerie. Vous avez dû vous tromper de numéro. »

Puis il reposa violemment le récepteur sur son socle.

L’expression de Lugovoy ne s’était pas modifiée, mais il avait pâli. Il serra les poings, inspira profondément et regarda fixement l’appareil.

La lumière s’alluma à nouveau.

« Lugovoy.

— Vous êtes sûr que Willie n’est pas là ?

— Non, Willie n’est pas là », répondit-il en imitant l’accent de son correspondant. Il raccrocha.

Les mains tremblantes, le regard vide, il lui fallut une bonne minute pour digérer le choc. Il se passa nerveusement les doigts sur son crâne chauve puis ajusta ses lunettes cerclées d’écaillé. Plongé dans ses pensées, il finit par se lever, éteindre soigneusement les lumières et quitter son bureau.

Il sortit de l’ascenseur, traversa le hall et passa devant l’œuvre de Chagall symbolisant la lutte de l’homme pour la paix sans même lui jeter un coup d’œil.

Il n’y avait pas de taxi à la station devant l’immeuble et il alla en chercher un sur la 1ère Avenue. Il donna une adresse au chauffeur puis s’installa sur le siège arrière, trop crispé pour réellement se détendre.

Lugovoy ne craignait pas d’être suivi. C’était un psychologue respecté et admiré pour ses travaux sur les pays sous-développés. Ses communications étaient toujours largement commentées. Depuis six mois qu’il était aux Nations Unies à New York, il se tenait parfaitement tranquille, ne se livrant à aucune activité d’espionnage et n’entretenant aucun lien direct avec les agents du K.G.B. Une personne bien placée l’avait discrètement informé que le F.B.I. ne s’intéressait pas trop à lui, se contentant de quelques enquêtes de routine.

Lugovoy n’était pas aux Etats-Unis pour s’emparer de secrets militaires. Son objectif dépassait de loin tout ce que le contre-espionnage américain aurait pu imaginer dans ses pires cauchemars. Le coup de téléphone qu’il avait reçu signifiait que le plan élaboré sept ans auparavant avait été déclenché.

Le taxi s’arrêta devant l’hôtel Vista International. Lugovoy paya la course et traversa le hall luxueux pour ressortir au milieu de la foule. Il s’immobilisa et leva les yeux sur les imposantes tours jumelles du World Trade Center.

Le Russe se demandait souvent ce qu’il faisait dans ce pays aux gratte-ciel de verre, aux innombrables voitures avec ces gens toujours pressés et ces restaurants. Ce n’était pas le monde auquel il appartenait.

Il montra une pièce d’identité au garde placé devant un ascenseur privé de la tour sud et monta au centième étage. Il déboucha dans le hall des lignes maritimes Bougainville, dont les bureaux occupaient tout l’étage. Ses chaussures s’enfonçaient dans une épaisse moquette blanche. Les murs étaient lambrissés de bois de rose, décorés d’antiquités orientales. De délicates céramiques étaient exposées dans des vitrines tandis que de riches tapisseries japonaises tombaient du plafond.

Une belle femme aux yeux noirs, au délicat visage d’Asiatique et à la peau nacrée, l’accueillit avec un sourire.

« Puis-je vous être utile ?

— Alexeï Lugovoy. J’ai rendez-vous.

— Effectivement, Mr. Lugovoy. Mme Bougainville vous attend. »

Elle prononça quelques mots dans son interphone et une grande Eurasienne aux cheveux de jais apparut sur le seuil d’une large double porte.

« Si vous voulez bien me suivre, Mr. Lugovoy. »

Le Russe était très impressionné. Il n’était guère familiarisé avec un tel luxe. La femme le précéda le long d’un couloir dont les parois étaient ornées de tableaux représentant des cargos au pavillon des Bougainville, voguant sur des mers turquoise. L’Eurasienne frappa doucement à une porte, l’ouvrit puis s’écarta pour faire entrer le visiteur.

Lugovoy se figea sous le coup de la surprise. La pièce était vaste avec un sol de mosaïque bleu et or et une immense table de conférence soutenue par des dragons sculptés qui semblait s’étirer indéfiniment. Mais c’étaient surtout les guerriers en terre cuite montés sur leurs chevaux qui l’avaient ainsi médusé. De grandeur nature, ils étaient installés dans des alcôves et resplendissaient sous la lumière tamisée diffusée par des projecteurs.

Le Soviétique avait immédiatement reconnu en eux les gardiens du tombeau de l’empereur Shi Huangdi, celui-là même qui avait fait construire la Grande Muraille. C’était incroyable. Il ne parvenait pas à comprendre comment ces trésors avaient pu quitter la Chine pour tomber entre les mains de particuliers.

« Je vous en prie, approchez, Mr. Lugovoy. »

II avait été à ce point ébloui par les splendeurs de la pièce qu’il n’avait pas remarqué la petite femme frêle assise dans une chaise roulante. Devant elle, il y avait un fauteuil d’ébène couvert d’un coussin de soie et une petite table basse avec une théière et des tasses.

« Madame Bougainville, je suis ravi de vous rencontrer enfin », fit-il en s’inclinant.

La femme qui était à la tête de l’empire maritime Bougainville avait quatre-vingt-neuf ans et devait peser à peine quarante kilos. Ses cheveux argentés étaient tirés en chignon. Son visage était étrangement lisse mais son corps paraissait vieux et fragile. C’étaient ses yeux qui fascinaient Lugovoy. Ils étaient d’un bleu intense et brillaient d’une lueur de férocité qui le rendait mal à l’aise.

« Vous n’avez pas perdu de temps, fit-elle simplement d’une voix cristalline dépourvue de toute hésitation.

— Je suis venu dès que j’ai reçu l’appel téléphonique codé.

— Etes-vous prêt à mener à bien votre projet de lavage de cerveau ?

— Lavage de cerveau est une expression que je n’aime guère. Je préfère intervention mentale.

— Les problèmes de terminologie ne sont pas de mise, répliqua-t-elle froidement.

— Mon équipe est réunie depuis plusieurs mois. Avec le matériel nécessaire, nous pouvons commencer sous deux jours.

— Vous commencerez demain matin.

— Si vite ?

— Mon petit-fils m’a informée que les conditions idéales étaient enfin remplies. Le transfert aura lieu cette nuit. »

Lugovoy regarda instinctivement sa montre.

« Vous ne me laissez pas beaucoup de temps.

— Il faut saisir l’occasion lorsqu’elle se présente. J’ai conclu un marché avec votre gouvernement et je m’apprête à m’acquitter de mes engagements. Tout repose sur la rapidité d’exécution. Vous avez dix jours pour vous acquitter des vôtres.

— Dix jours ! s’exclama-t-il.

— Dix jours, répéta-t-elle. Pas un de plus. Passé ce délai, j’annule tout. »

Un frisson courut dans le dos du Soviétique. Il n’avait pas besoin d’un dessin. Il était évident que si tout ne se déroulait pas comme prévu, ses assistants et lui disparaîtraient sans laisser de trace, probablement dans les profondeurs de l’océan.

Le silence s’abattit dans la pièce. Mme Bougainville finit par se pencher dans son fauteuil roulant et demander :

« Vous prendrez bien une tasse de thé ? »

Lugovoy détestait cette boisson fade mais il répondit :

« Volontiers, je vous remercie.

— C’est le meilleur mélange de thés de Chine. »

Le Russe prit la tasse qu’on lui tendait et but une petite gorgée avant de déclarer :

« Vous n’ignorez pas, je présume, que mes travaux n’en sont encore qu’au stade de la recherche. Les expériences n’ont réussi que onze fois sur quinze. Je ne peux pas garantir le succès avec un délai aussi court.

— Des esprits plus malins que le vôtre ont calculé combien de temps les conseillers de la Maison Blanche parviendront à abuser les médias. »

Le psychologue sursauta :

« Je croyais que mon sujet devait être un simple parlementaire américain dont la disparition temporaire passerait inaperçue.

— On ne vous a pas dit la vérité, expliqua-t-elle froidement. Vos dirigeants ont estimé qu’il était préférable que vous ne connaissiez pas l’identité de votre sujet tant que nous n’étions pas prêts.

— Pourtant, si on m’avait laissé le temps d’étudier les traits de sa personnalité, j’aurais eu plus de chances de succès.

— Ce n’est pas à un Soviétique que je devrais donner des leçons sur les exigences de la sécurité, dit-elle en le fusillant du regard. Pourquoi croyez-vous qu’aucun contact n’a eu lieu avant ce soir ? »

Ne sachant que répondre, Lugovoy souleva sa tasse pour la porter à ses lèvres.

« Il faut que je sache de qui il s’agit », finit-il par lâcher après avoir rassemblé tout son courage.

La réponse de la vieille femme lui donna un choc. Les yeux écarquillés, la gorge nouée, il avait le sentiment de tomber dans un abîme sans fond.

 

Panique à la Maison-Blanche
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